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Voilà maintenant un an que la COVID a placé au centre de nos pratiques et de nos débats le télétravail. Au-delà des querelles sur ses bénéfices et ses coûts supposés, le plus important sans doute réside dans la permanence du phénomène.
Et des conséquences en chaîne provoquées par ce bouleversement.

Ainsi, le Wall Street Journal du 5 mars 2021 s’intéresse au sujet pour souligner l’impact majeur de cette tendance sur la géographie urbaine aux États-Unis, sur la manière dont des villes moyennes devenues en un an des « villes Zoom » attirent leurs nouveaux résidents. Il est vrai qu’avant l’épidémie, selon l’article, « 10% ou moins de la main-d’œuvre américaine travaillait à distance à plein temps et, bien que les prévisions diffèrent, jusqu’à un quart des 160 millions de travailleurs américains devraient rester totalement éloignés à long terme, et beaucoup d’autres travailleront probablement à distance une partie importante du temps. »
Le cœur du débat sur le télétravail toutefois pourrait bien résider dans sa capacité à affecter durablement les relations entre les entreprises et leurs salariés.

Beaucoup a déjà été dit sur le sujet.
Il a d’abord été souligné la nouvelle pression que cela faisait porter sur les salariés qui, en plus de l’effacement de la frontière entre le travail et le non-travail, des difficultés parfois matérielles à gérer le télétravail à leur domicile (espace, intimité, matériel) devaient souvent subir le harcèlement à distance de leurs managers.
Il a ensuite été question de tous ceux et toutes celles qui demandaient à revenir travailler à leur bureau ne supportant plus la quasi-disparition de toute relation professionnelle et sociale. Demande largement relayée par leurs employeurs.
Tout ceci est bien connu. Tout comme les causes possibles de ce nouvel harcèlement (un encadrement manquant de confiance en ses salariés, c’est-à-dire en eux-mêmes, cf. l’article « aie confiance, crois en toi » et les bonnes pratiques à définir (un équipement adapté et une juste proportion à trouver entre le bureau et le domicile).

Tout reste à dire pourtant sur ce que cela peut changer en profondeur, et en positif, dans les relations entre l’entreprise et ses salariés. Parce que la distance née du télétravail n’est pas seulement géographique et physique ; c’est aussi une mise à distance de l’organisation. Si l’on va au-delà des cas, réels mais pathologiques, de managers exerçant un contrôle permanent et tatillon de l’activité de leurs télé collaborateurs, il faut envisager l’hypothèse que cette nouvelle situation de travail redonne une certaine liberté aux salariés, liberté en particulier d’aménager (de façon variable bien sûr) leurs horaires et leur organisation.
Et comme l’a expliqué il y a près de 45 ans Michel Crozier avec Erhard Friedberg (l’acteur et le système, Edition du Seuil, 1977) cette liberté ne peut que leur donner du pouvoir dans et sur l’organisation.
Or, l’organisation n’a eu de cesse depuis le 19ème siècle de rogner systématiquement la liberté de ses salariés, dans la production industrielle d’abord avec Taylor et son Organisation Scientifique du Travail, puis dans l’administration, plus encore dans la gestion avec l’avènement des progiciels, et aujourd’hui dans la digitalisation et l’imbrication de l’ensemble des activités. Au nom de l’objectif, légitime mais commode, de productivité et rentabilité.
Avec pour aboutissement les dérives qu’il est fréquent d’observer : multiplication des règles et des process de plus en plus éloignés de la réalité du « terrain », développement du contrôle et de la méfiance, étouffement de l’initiative et perte de sens.
Cette évolution vers toujours plus de règles semblait ces dernières années nourrir des phénomènes de rejet aussi disparates et apparemment indépendants les uns des autres que la dénonciation des « bullshit jobs » par l‘anthropologue américain David Graeber, le mouvement de l’entreprise libérée, les démissions de managers pour devenir charpentier, éleveur de chèvres, ou producteur de miel,… des trajectoires professionnelles qui ont toutes pour points communs la recherche de sens et … d’ indépendance.

Le télétravail pourrait-il constituer une rupture avec cette évolution continue de l’entreprise vers toujours plus de process et de contrôle ? Non qu’il remette en cause l’organisation dans ses finalités et principes, mais il donne de facto de la liberté aux acteurs de l’entreprise et par conséquent, une plus grande capacité à négocier leur coopération.
Histoire d’y trouver davantage de sens et un peu plus d’indépendance.

Jacques BOURDONNAIS mars 2021,
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